Pourquoi et comment Amazon peut et va disrupter le retail physique

Source : frenchweb

Par Michel de Guilhermier, président et fondateur de Day One Entrepreneurs & Partners.

La principale menace qui pèse aujourd’hui sur mes amis retailers de la grande distribution, dont Auchan évidemment, ce n’est pas la croissance de l’e-commerce, ni même la concurrence d’Amazon avec le online (quoi qu’elle fasse déja du mal), mais bel et bien l’arrivée potentielle d’Amazon comme retailer lui-même.

Car ma conviction est bel et bien qu’Amazon va débouler fortement dans le retail, et ce tsunami là sera finalement bien plus violent que celui de l’e-commerce et devrait totalement redessiner le paysage du commerce physique.

Jusque-là les retailers généralistes avaient été attaqués latéralement par la croissance du e-commerce, l’arrivée de quelques pure players peformants et surtout celle d’Amazon, mais l’arrivée de la pieuvre de Seattle sur leur terrain sera frontal, et s’ils ne réagissent pas ils perdront beaucoup plus de ventes. Vu la structure intrinsèque de coûts fixes (loyer + people), vu leurs marges déja étroites et situation actuelle de vulnérabilité, une diminution supplémentaire du CA de 10-15% impliquera tout simplement la mort (ou un rachat, en tout état de cause la fin de leur indépendance).

Pour commencer, quelques données sur Amazon:

  • Près de 140 milliards de dollars de CA en 2016, c’est aujourd’hui le deuxième retailer mondial derrière Walmart (qui est certes encore loin devant à environ 500 milliards de dollars), mais devant Costco (115 milliards de dollars) et devant Carrefour, Tesco, Lidl ou Aldi qui sont tous les quatre autour de 100 milliards de dollars de CA (Auchan étant autour de 75 milliards de dollars).
  • Une rentabilité devenue correcte avec 12 milliards de dollars d’EBITDA l’année dernière, ce qui est très acceptable pour un retailer (pour Benchmark, ça leur fait un ratio EBITDA/CA de 8,6% contre 7% à Walmart, 5% à Costco et Carrefour). Amazon commence à être une machine à cash, et jouit aujourd’hui d’un trésor de guerre de 26 milliards de dollars. Un peu dur de benchmarker ceci dit, car Amazon n’est pas un retailer mais un animal multiforme unique, à la fois e-commerçant, place de marché, plateforme de distribution, provider de services IT, vendeur de hardware, etc.
  • Une croissance annuelle de l’ordre de 20-25%, alors que pour les autres grands retailers généralistes la croissance n’est que de quelques pourcents quand tout va bien. A ce rythme de croissance, Amazon sera devenu le premier retailer au monde dans moins de 10 ans, et dans 3 ans seulement il ne sera plus qu’à la moitié de Walmart contre 10% environ seulement il y a 4 ans.
  • Une incroyable dominance dans le online: directement, ou indirectement via sa place de marché, Amazon est devenu le leader ultra-dominant de l’e-commerce, captant aujourd’hui probablement pas loin de 50% de part de marché du canal Internet global aux US (46% précisément). A noter qu’ils n’avaient que 22% de PDM en 2011. Sans être aussi dominant à l’international, et à l’exception de la Chine (territoire d’Alibaba et de JD.com) et de l’Inde (où ils investissent cependant massivement et devraient rapidement dépasser le leader local Flipkart), Amazon est le numéro un dans tous les pays où il opère (UK, Allemagne, France, etc).
  • Et au dela du online, Amazon est aux US le premier vendeur de livres au global (presque 40% de parts de marché), et depuis peu aussi le premier vendeur d’habillement.

Amazon est donc aujourd’hui un rouleau compresseur riche et puissant, une machine de guerre très efficace, une pieuvre qui s’étend dans de plus en plus de segments, et de fait un tsunami ravageur pour de nombreux concurrents, tant online qu’offline. Au cimetière des gros retailers qui ont péri ces dernières années se trouvent Circuit City, Radio Shack, Borders. Ceux qui connaissent bien New-York ont sûrement aussi connu J&R, ce grand détaillant de produits électroniques de downtown, disparu en 2014. Et pour rester à New-York, on se rappellera aussi de FAO Schwarz à côté de l’Apple Store de la cinquième avenue…

Un concurrent sans pitié qui vise l’ultra dominance, Il faut ainsi bien garder en mémoire la guerre des prix qu’Amazon avait lancée dans les couches culottes en 2010, ce afin de contraindre diapers.com à se revendre. Jeff Bezos s’était alors fait un solide ennemi en la personne de Marc Lore, le fondateur et CEO de Diapers.com, aujourd’hui grand maître de l’e-commerce et du digital chez Walmart depuis que ce dernier lui a racheté Jet.com l’été dernier (pour 3 milliards de dollars quand même, lire ICI mon post de l’époque).

Et si Amazon a aussi racheté Zappos en 2009 pour pas loin d’un milliard de dollars, ce n’était pas tant pour leur CA que parce que la firme de Tony Hsieh (l’auteur de L’Entreprise du Bonheur), de par l’excellence de son service, avait une trop grosse côte d’amour et de confiance de la part des consommateurset pouvait ainsi faire de l’ombre à Amazon dans sa conquête du coeur et du portefeuille des clients.

Et quand on vise la dominance et la part la plus importante des dépenses du consommateur, je ne vois pas trop comment on peut se passer d’être aussi dans le retail qui représente encore 90% des ventes globales (et sans doute 97% en ce qui concerne l’alimentaire). Le retail est donc bien un colossal réservoir de croissance supplémentaire pour Amazon qui lui permettrait de continuer son rythme de 20-25% de croissance annuelle.

A ce stade, on observe bien que l’attaque d’Amazon sur le retail a déja commencé, mais c’est encore limité, on a juste les prémices:

  • Une poignée de bookstores: 3 ouverts et 6 de plus en préparation dont un à Manhattan au Colombus Circle que j’ai hâte de voir. Lire ICI l’article «je suis raide dingue d’Amazon Books» du journaliste spécialisé retail Olivier Dauvers.
  • L’expérience Amazon Go à Seattle, une petite épicerie sans caisse de 160m2 environ.
  • Un Amazon Drive en préparation à Seattle également.
  • Près d’une trentaine de micro pop-up stores (40m2 environ) ont également été ouverts depuis deux ans dans des galeries marchandes aux Etats-Unis. Ils mettent essentiellement en avant le hardware d’Amazon (Echo, Fire TV & Tablette, Kindle, Dash buttons, etc).

Enfin, il y a aussi eu début 2015 des rumeurs insistantes sur le rachat par Amazon de plusieurs dizaines de magasins Radio Shack (en liquidation) et plus récemment aussi des rumeurs sur le rachat d’American Apparel, alors également en dépôt de bilan mais finalement racheté début 2017 par le canadien Gildan.

Les deux arguments que l’on pourrait cependant opposer pour un fort développement d’Amazon dans le retail seraient:

  • Ils ont d’autres priorités et suffisamment de potentiel comme cela avec l’e-commerce et AWS.
  • Le retail généraliste est une activité difficile à petite marge, ce sera compliqué pour Amazon.

Attaquons donc ces deux arguments:

1) Amazon a encore beaucoup de potentiel avec l’e-commerce et AWS, et a donc d’autres priorités

Certes les perspectives de croissance de l’e-commerce, qui continue à progresser à un bon rythme à deux chiffres, ainsi que pour Amazon de gain de parts de marché sur ses concurrents online, sont encore très larges. Il n’y a donc pas d’urgence absolue.

Cependant, quand je vois les investissements que font les retailers, notamment Walmart, pour être bien plus efficace sur le canal online, et bâtir de belles machines omnicanales, on ne peut que se dire qu’Amazon va devoir réagir pour lui aussi offrir de l’omnicanal aux consommateurs.

Non seulement le consommateur est par définition omnicanal, mais il y a aussi un certain nombre de produits et/ou d’occasions que le retail physique adresse simplement plus efficacement que le online. Des qu’il faut toucher, sentir, voir, essayer, être conseillé, le retail physique est le meilleur canal de découverte. Je dis bien de découverte, car je ne compte pas les fois où je suis allé voir/toucher/essayer quelque chose dans le retail physique avant de l’acheter online (par commodité ou par prix plus bas). Les produits hardware d’Amazon sont ainsi en démonstration dans la trentaine de pop-up stores existants comme on a vu plus haut.

Par ailleurs, quand il s’agit d’avoir un produit en moins d’une heure, certes on peut se le faire livrer, mais s’il est disponible dans le physique à 100m de chez soi, ou bien là où on avait prévu d’aller faire ses courses, le coût du fulfilment est bien moins élevé. Quand on voit ce que cela coûte à Amazon de livrer ses clients (la logistique leur fait perdre plus de 10 milliards de dollars par an), avoir des magasins physiques est aussi et tout simplement une réponse logistique pertinente et cost-efficient. C’est d’ailleurs le concept même de Jet.com que Walmart a racheté en août dernier, et qu’il entend en faire une arme contre Amazon. On ne peut tout simplement pas avoir les meilleurs prix en livrant le dernier kilomètre.

Enfin, le physique apportera toujours une dimension émotionnelle et sensorielle supérieure, et il a donc toute sa place. il représente encore 90% des ventes totales, 85% hors alimentaire, peut-être qu’il finira à 70 ou 75%, mais viendra bien un jour où il y aura un équilibre et où la croissance du online sera alors bien plus faible. Amazon n’aura alors pas d’autre choix que d’aller chercher sa croisssance là où elle existe encore.

Sur le fond, une marque doit être globale, elle doit être là où le consommateur se trouve, online comme offline, et je pense donc qu’il va progressivement devenir de plus en plus étonnant psychologiquement de ne pas retrouver aussi Amazon dans le physique.

Ainsi, moultes raisons fondamentales, psychologiques, concurrentielles et économiques, pointent vers la nécessité pour Amazon d’être significativement dans le retail physique. C’est bien déja le cas avec la quarantaine de magasins et de pop-up stores, mais cela reste encore marginal pour un colosse de 140 milliards de dollars de CA, et ce n’est qu’aux US.

Et ce n’est donc quune question de temps à ce qu’Amazon mette bien le pied sur l’accélérateur du retail, et en tous cas pas plus que 5 ans.

2) Le retail généraliste est une activité à petite marge

Tout d’abord, 5 remarques génériques:

  • Amazon n’a aucun problème avec les business à petite marge nécessitant de gros volumes, c’est même son coeur de métier et son ADN!
  • Quand on dit le retail généraliste est une activité à petite marge, c’est uniquement pour le ratio bénéfice/CA, car le return on equity est lui tout à fait correct: 19% pour Walmart, 21% pour Costco et 27% pour Target… Par ailleurs, je peux vous garantir qu’on peut encore gagner beaucoup d’argent dans la distribution alimentaire.
  • Amazon n’est pas que dans le retail généraliste, il est aussi dans la vente de hardware à sa propre marque (Kindle, Echo, etc), qui lui permet d’attirer et de locker un client dans son écosystème, créant ainsi une importante «customer lifetime value» rentabilisant par la même les coûts de distribution physique.
  • Amazon n’est pas obligé d’être un retailer physique généraliste façon «grande distribution» ou hypermarché, il pourrait être un multi-spécialiste avec un réseau d’enseignes dédiées, intégrant moultes innovations. Avec, comme aujourd’hui, des épiceries (Amazon Go), des librairies (Amazon Books), des drives, des magasins mettant en avant son hardware (comme dans ses pop-up stores actuels), etc.
  • Amazon est enfin capable d’attendre très longtemps avant de récolter le fruit de ses investissements, il l’a largement montré dans le passé. Le très long terme est leur horizon, pas la rentabilité à court terme ni le cours de la Bourse (qui se porte très bien ceci dit). Et vu leurs ressources actuelles, financières, humaines et d’infrastructures, largement supérieures à ce qu’elles étaient il y a 10 ans, ils ont tout le gun power qu’il faut.

 

Mais encore plus fondamental et plus terrible encore, dans ce métier du retail, je crois qu’Amazon a les moyens d’être plus profitable que la plupart des acteurs actuels, ce pour au moins 4 raisons:

  • Le point clé du retail et le gros driver de rentabilité est le «foot traffic», faire venir les consommateur dans les magasins pour couvrir les importants coûts fixes inhérents à l’activité. Avec ses 400 millions de clients de par le monde, sa réputation et son excellente image auprès des consommateurs, nul doute que l’ouverture d’un Amazon Store peut driver énormément de trafic. Ainsi, en France, c’est le distributeur à la fois le plus respecté et le plus aimé (voir le graphique tout en bas du post), et aux US son ACSI (American Consumer Satisfaction Index) dépasse largement celui de tous les autres retailers, ie 86 pour lui (record historique), 78 pour Whole Foods (pourtant très apprécié) et 72 seulement pour Walmart.
  • La simple taille d’Amazon, donc aujourd’hui second retailer au monde, lui confère un sacré pouvoir de négociation auprès des fournisseurs, et en tous cas meilleur que la plupart de ses concurrents, à part Walmart.
  • En tant qu’ultra leader du canal online, des innombrables data que ce canal apporte à Amazon avec ses 30 millions de visites quotidiennes sur ses différents sites, et de son ADN de data miner & cruncher, Amazon a de loin la connaissance la plus fine de ses clients, de leur localisation, de leur comportement d’achat, de ce qu’ils veulent, etc. Et cette connaissance devrait alors les aider à mieux rentabiliser les magasins en optimisant l’emplacement, l’espace, le merchandising et le pricing, ce pour maximiser le trafic, le taux de transformation et le CA, ainsi que minimiser les coûts. Les bookstores donnent une piste, Amazon n’y met que très peu de références finalement, uniquement les best-sellers qui partent vite.
  • Amazon a un ADN d’inventeur, d’innovateur, de test & learn entrepreneurial, de «geek» techno-expert, et est totalement customer-centricce alors que de nombreux retailers sont «lourds», peu agiles, avec une logique qui n’est pas celle de mettre le consommateur au centre mais de raisonner en «flux». Amazon a bien l’ADN pour réinventer un retail moderne et rentable, ce en commençant par se mettre à la place du consommateur, et en utilisant la techno au mieux et à bon escient (et non, ce n’est pas juste en mettant des iPad qu’on va réellement digitaliser un magasin!). L’expérience Amazon Go n’en est que le premier exemple. Principe de base d’Amazon: «start with the customer then work backwards».

La menace d’Amazon-retailer m’apparaît ainsi plus que très sérieuse, potentiellement mortelle pour les retailers généralistes, et la plus grande erreur qu’ils pourraient alors faire serait de ne pas la prendre suffisamment au sérieux en ne se posant pas la simple question suivante, et en y apportant la réponse:

Quel modèle commercial et économique déployer demain pour exister en face du rouleau compresseur Amazon, comment se différencier, qu’offrir aux consommateurs?

Comme l’insiste Ron Johnson (voir la video en bas de l’article), Amazon doit faire l’objet d’une obsession de la part des retailers, et tant qu’une réponse pertinente n’est pas trouvée – tant du point de vue de la promesse commerciale (quoi vendre, où, comment, à quel prix) que du point de vue du modèle économique (comment gagner de l’argent), il faut continuer à se poser la question.

Il ne s’agit pas seulement d’optimiser et de couper des coûts, mais bel et bien de se réinventer et de s’adapter à la nouvelle société de consommation, dans ce monde où à cause/grâce au digital et au mobile, le consommateur a fondamentalement changé, et où la concurrence a aussi fondamentalement changé avec l’émergence de ce superpower qu’est devenu Amazon.

Comme disait un certain Gérard Mulliez (!) dans son livre «La dynamique du client» (1997): «une bonne approche du client ne se conçoit pas sans une bonne approche de la société de consommation».

Façonné par l’impact des nouvelles technos et l’impact d’Amazon, le consommateur d’aujourd’hui est devenu extrêmement exigeant voire intransigeant: il ne supporte plus d’attendre et de faire la queue, il ne supporte plus les ruptures de stock, il veut de l’immédiateté, il souhaite une approche personnalisée qui le respecte en tant qu’humain, et il exige de la transparence, car de toute façon il peut maintenant obtenir en quelques clics la vérité sur les prix, sur la qualité et la disponibilité des produits, et sur le niveau de service d’un marchand.

Des marques-retail intégrées comme Decathlon, Ikea, Zara, Primark, ou même Apple, marchent très bien car ils ont des produits exclusifs dont elles contrôlent toute la chaîne (du design/conception à la fabrication), mais pour les généralistes, l’équation est différente.

S’il y en a un parmi les grands retailers qui aujourd’hui a parfaitement compris la menace et se démène beaucoup, c’est bien Walmart, qui a l’été dernier n’a pas hésité à débourser 3 milliards de dollars pour s’offrir un homme (Marc Lore) et une techno (dynamic pricing) pour se donner le maximum de chances de réussir. Ainsi, en face d’Amazon, qui est «la plus commerçante des sociétés de technologie», son objectif est de bâtir «an internet & technology company inside the world’s largest retailer».

Walmart a compris que s’il voulait se donner une chance de vivre dans 25 ans, il fallait qu’il investisse très lourdement dans le digital, et c’est bien ce qu’il a fait. Plus de 15 milliards de dollars au total ont été injectés depuis 5-6 ans, et il a racheté une quinzaine de sociétés, dans le big data, le social commerce, le mobile, le cloud, il a aussi pris 11% du capital de JD.com, premier e-commerçant du plus gros marché e-commerce du monde, la Chine (650 milliards de dollars quand même, soit environ 10 fois le marché français et 60% de plus que le marché américain).

Il y a quelques semaines Walmart a d’ailleurs aussi racheté Moosejaw, un micro retailer américain spécialisé dans l’outdoor de 10 ou 11 magasins seulement, doublé d’un site web leader dans la catégorie. Ce n’est clairement pas pour les 100 millions de dollars de flux de CA qu’ils ont mis la main au portefeuille, une goutte d’eau à leur échelle, mais parce que Moosejaw était un pionnier du social commerce et apportait ainsi une compétence pointue et bénéfique à Walmart dans son e-commerce et digital.

Ce n’est pas gagné pour autant, ça ne va pas arrêter le rouleau compresseur qu’est Amazon, mais il s’agit aussi et tout simplement pour Walmart de continuer à vivre dans les 25 ans.

Ce qui, je peux le garantir, ne sera pas le cas de tous, car tout le monde n’a pas forcément pris la mesure de la menace, ni n’a la taille et les moyens du colosse de Bentonville…

Il restera aux losers de cette guerre à se faire racheter, par d’autres retailers, ou par Amazon…

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